Article écrit par Audrey Guiler paru dans l'express le 23 janvier 2019.
Attendre un bébé suscite beaucoup d'interrogations chez ceux qui ne connaissent pas leurs propres parents biologiques.
"Mes parents étaient blonds aux yeux clairs. Moi, j'étais la petite brune au teint mat et au regard sombre. C'est pour ça que j'ai voulu un enfant très tôt. J'avais besoin de fonder ma propre famille." Maëva, mère de deux enfants, est née sous X et a été adoptée à l'âge d'un an. "Mes parents ont tout de suite été très aimants. La famille élargie, en revanche, m'a toujours fait comprendre que je n'étais pas à ma place."
À 18 ans, Maëva veut un bébé, "pour pouvoir enfin ressembler à quelqu'un". À son conjoint, elle parle simplement de son désir d'enfant. "Je ne voulais pas qu'il s'imagine un 'bébé pansement', qui viendrait combler un manque."
Des relations complexes avec les parents adoptifs.
Entre 1980 et 1990, environ 3000 enfants ont été adoptés chaque année en France. Certains, comme Maëva, ont fait de cette particularité un moteur pour devenir parent. D'autres l'ont vécu comme un frein. "Tout dépend de la relation de l'enfant à ses parents adoptifs. A-t-il pu s'enraciner sereinement dans la famille qui l'a élevé ?", souligne Armelle de Tocqueville, psychologue auprès de l'association Ligare - L'Arbre vert.
Ce moment où un enfant adopté s'apprête à devenir parent oblige à se pencher ce qui s'est passé à la génération précédente. "Si ses propres parents ont accepté leur stérilité et le recours à l'adoption, s'ils sont au clair sur leur légitimité, alors l'enfant adopté est inscrit dans la vie et il est prêt à la donner à son tour. Mais si les parents ont eu du mal à l'assumer, tout ce qu'ils n'ont pas réglé pèse sur l'enfant adopté", poursuit-elle.
Une grossesse qui réveille des questions.
Alors qu'elle attend la deuxième de ses trois filles, Anna, 38 ans, apprend de sa grand-mère qu'elle a été adoptée illégalement au Brésil. "Mon monde s'est écroulé. J'ai eu le bon réflexe de me rapprocher du groupe de parole d'une association, La Voix des adoptés, et de me faire accompagner par une psychologue." Anna travaille sur l'acceptation du mensonge et sur toutes les questions soudain nées dans sa tête. "Qui suis-je ? Qu'a ressenti ma mère biologique quand elle a accouché et choisi de me confier à des étrangers ?" Elle s'accroche à l'enfant qu'elle porte, lui répétant qu'elle ne l'abandonnera jamais.
Même si elle se sait adoptée, une femme enceinte perçoit de nouvelles choses dans son corps en transformation. La future mère peut ainsi se demander : "Comment cette femme qui m'a portée neuf mois peut-elle avoir fait ça ? Cela peut réveiller une compassion pour la mère biologique, une colère ou encore un mélange des deux", décode Johanne Lemieux, travailleuse sociale et psychothérapeute spécialiste de l'adoption.
Transmettre un bagage génétique qu'on ne connaît pas.
Même si elles savent que c'est irrationnel, certaines femmes craignent aussi d'avoir hérité une incapacité à être mère. "C'est le moment de réfléchir à la complexité d'un abandon, ajoute la spécialiste. Ce n'est pas parce qu'une mère n'aime pas son enfant qu'elle le laisse, c'est une décision qui repose sur beaucoup d'autres raisons qu'il est alors bon de pouvoir nommer."
Maëva a considéré sa grossesse comme le plus beau cadeau qu'elle ait fait à sa mère adoptive, stérile. "Elle en a vécu chaque étape intensément, comme si elle vivait une grossesse à travers moi. J'étais contente pour elle." Cette proximité l'a aidée à encaisser les questions pressantes des médecins sur ses antécédents familiaux. "On doit dire à des inconnus qu'on ne sait pas, qu'on est né sous X, avec ce sentiment gênant d'être jugé", raconte-t-elle. Dans leurs yeux, elle lit l'inquiétude. Elle transmet à son enfant un bagage génétique qu'elle ne connaît pas. "Paradoxalement, cela m'a aidée à l'accepter", sourit Maëva.
Des enfants adoptés très autonomes ou très dépendants.
Pendant toute sa grossesse, Anna a cheminé pour reconstruire son histoire, cachée par ses parents adoptifs. Alors que sa fille est bébé, celle-ci développe d'importants troubles de l'attachement. Elle s'endort mal, et uniquement dans les bras de sa mère. Anna comprend vite que sa fille perçoit son angoisse. "Le défi, pour les parents adoptés, c'est qu'ils ont vécu un attachement 'insécurisé' avec leur parent biologique, détaille Johanne Lemieux. Ils ne se sont pas sentis en confiance, ni aimés inconditionnellement. Pour survivre, ils sont peut-être devenus très autonomes ou au contraire très dépendants."
Même si les parents adoptifs ont ensuite recréé un lien d'attachement, les adoptés gardent en eux une trace de ce premier "programme informatique", qui peut resurgir avec le stress de devenir parent. "Quand ils sont conscients de ce fonctionnement, les nouveaux parents peuvent composer avec, mieux décoder les besoins de leur enfant et oser demander de l'aide", ajoute la spécialiste.
Anna a apprivoisé son "programme informatique d'origine", en prenant conscience de sa peur latente d'être rejetée. "Je devais me faire violence pour râler ou pour demander aux enfants de ranger leurs affaires ou d'aider. Maintenant, je me l'autorise. Je ne crains plus que mes enfants ne cessent de m'aimer." Elle est aussi devenue un livre ouvert pour ses filles. "Je ne leur cache absolument rien, sur n'importe quel sujet. Même si, bien sûr, j'adapte mes mots à leur âge."
"Ma vie a commencé ce jour-là".
La fille de Maëva est née en 2007. Avec de grands yeux noirs et un nez retroussé, comme elle. "Ma vie a commencé ce jour-là. On m'enlevait un poids. Soudain, je me sentais à ma place." Devenir parent restructure, donne un nouveau rôle, une nouvelle histoire.
"À la condition que l'enfant ne répare rien, qu'il soit accueilli pour lui-même", tempère Joanne Lemieux. "Je me trouvais forte de ne pas répéter le même schéma que ma mère biologique, insiste Maëva. Je me suis sentie devenir une personne importante. Moi qui avais été mise de côté, qui avais entendu dans mon enfance : 'Tes parents t'ont trouvé dans une poubelle', j'étais enfin fière de moi."
Parler de ses origines.
Pour qu'ils connaissent leur histoire, Anna a emmené ses enfants au Brésil. "Finalement, mon parcours leur a appris qu'un parent n'est pas toujours capable de s'occuper de son enfant, et que malgré cela, on peut devenir un adulte équilibré." Selon Johanne Lemieux, le parent peut raconter qu'il est le produit de quatre parents. "C'est une richesse d'être tout ça. Moins un parent aura honte d'être différent, plus son enfant sera sécurisé."
Quand la fille de Maëva a eu 8 ans, celle-ci lui a expliqué son passé. "Elle a trouvé ça très triste." "Sûrement parce qu'elle a craint que cela puisse lui arriver, analyse Johanne Lemieux. Il ne faut pas hésiter à rassurer son enfant et lui rappeler qu'un abandon n'est jamais la faute du bébé." Le flou sur l'origine n'est pas non plus insurmontable, assure Armelle de Tocqueville. "Qui connaît son histoire dans ses moindres détails ? Imaginer, ordonner, recréer son récit de vie, c'est ce qui fait l'individualité de chacun."